Le symptôme dans les Thériaques de Nicandre : approche poétique et approche hippocratique, 87 pages
Mémoire de Master 1 – Mondes Anciens Option Littérature et anthropologie des mondes grec et romain (dir. Sébastien BARBARA, Univ. Lille), juin 2023
par Angèle ANGOT-FIVAZ
Ce mémoire de Master 1 se penche sur un aspect de l’œuvre de Nicandre de Colophon, poète, prêtre d’Apollon et peut-être médecin, ayant sans doute vécu dans la seconde moitié du IIe siècle avant notre ère. De son œuvre nous sont parvenus entiers deux longs poèmes en hexamètres dactyliques, les Thériaques et les Alexipharmaques. Le premier porte sur les morsures d’animaux venimeux, le second sur les effets des poisons tirés des animaux, des végétaux et des minéraux.
Ce travail s’intéresse au poème des Thériaques et plus précisément aux passages relevant de la symptomatologie, c’est-à-dire les descriptions des effets du venin d’une espèce sur sa victime. C’est précisément sur la tension qui se dessine entre poésie et médecine que porte ce travail. Comment se construit la « poétique symptomatologique » de Nicandre ? C’est-à-dire de quelles façons sont pensées ces descriptions de morsures dans le poème et quels effets produisent-elles ? Pour mieux comprendre la cohabitation des enjeux poétiques et médicaux dans cette œuvre de Nicandre, nous faisons tout au long du mémoire un parallèle avec des écrits de la Collection Hippocratique. Ce fil rouge permet d’observer les convergences et les divergences qui existent entre ce poème et la littérature hippocratique.
Ce travail s’articule en trois parties. La première s’attache au commentaire littéraire d’un extrait symptomatologique choisi et particulièrement pertinent, celui des effets de la morsure de la vipère (v. 235-257). La deuxième, quant à elle, s’intéresse de façon plus large à l’écriture de la médecine et plus spécifiquement à la forme de la fiche médicale, en proposant ainsi une analyse et une comparaison de la méthode d’écriture de Nicandre et de celle(s) de la Collection Hippocratique. Enfin, la troisième partie porte sur les questions d’esthétique du symptôme, en explorant les thèmes de la noirceur ou du dégoût.
Ainsi, puisqu’il traite de la symptomatologie, de la description des effets des venins sur l’homme, ce travail accorde une place importante au corps, lieu d’action et, pourrait-on dire, d’expression du poison.
De façon plus précise, si l’on se focalise sur la thématique du corps, on trouve dans ce mémoire une analyse de la description du corps malade (à travers la forme de la fiche médicale) par Nicandre et chez les auteurs de la Collection Hippocratique. Le cas de Nicandre est étudié plus en détail : le commentaire de la description des effets de la morsure de vipère offre un exemple éclairant sur le style du poète de Colophon et permet ainsi de mettre en lumière ses principales caractéristiques : un soin particulier apporté à la composition, une attention aux différents sens et l’influence de plusieurs registres de langues et genres littéraires.
Il est ici pertinent de mettre en avant le fait que les descriptions de Nicandre comportent une double implication du corps. Il y a à la fois le corps de la victime, qui est l’objet du texte, mais également celui du lecteur. Ce dernier est en effet sollicité pendant la lecture, tout d’abord parce qu’il est capable d’imaginer et de ressentir, par empathie, les symptômes et autres douleurs énoncés dans le texte. Le processus de cette empathie presque instinctive est redoublé par l’attention particulière que Nicandre attache aux sens et avant tout à la vue. Ses descriptions physiques très précises poussent ainsi le lecteur à ressentir d’une façon générale des sensations dans son propre corps.
Dans un deuxième temps, la description du corps malade est abordée de façon plus théorique, en proposant une typologie de fiche médicale comme on en trouve dans les Thériaques et dans le traité Maladies de la Collection Hippocratique. On observe ainsi des éléments communs entre les deux œuvres, comme des similarités dans la syntaxe, et des différences, comme l’enchaînement des symptômes entre eux par exemple.
Enfin, dans la troisième partie, le corps est abordé comme objet poétique. En effet, le traité de Nicandre, malgré son sujet qui peut sembler repoussant, n’en demeure pas moins une œuvre poétique. Il existe toute une esthétique du symptôme qui s’illustre particulièrement bien dans les Thériaques. Les symptômes provoqués par une morsure, ou la maladie de façon plus générale, offrent de fait une occasion de mobiliser une multitude d’outils et de procédés littéraires. Leur nature et leurs caractéristiques les rapprochent en effet de fleurs ou de pierres précieuses : tous en effet ont une taille, une forme, une couleur, une odeur, une texture… que l’on peut décrire de façon littéraire. Mais ce qui distingue ces réalités entre elles ce sont bien sûr les connotations, les atmosphères auxquelles elles renvoient. La « poétique du symptôme » permet en effet à Nicandre d’instaurer une esthétique de la noirceur dans l’ensemble de son poème. Le sujet même du texte relève de cette esthétique, ainsi que de nombreux processus, comme l’usage du réalisme clinique ou du pathos par exemple.
Il y a également beaucoup à dire concernant les effets produits par cette esthétique particulière. En effet, la description de corps malades mène souvent à susciter chez le lecteur une palette de sentiments, allant de la curiosité morbide au dégoût, en jouant sur l’attrait humain pour les choses repoussantes ou interdites. Tout ici repose sur le fait que ce sont des images et non les objets en eux-mêmes que nous contemplons. Ainsi, différents éléments entrent en jeu pour transformer la lecture en une expérience positive : la langue raffinée de Nicandre par exemple, permet d’embellir son sujet, mais également la notion de sublime, qui fait des émotions ou sensations négatives « […] the vehicle for aesthetic pleasure… » dans un cadre poétique selon l’expression de d’E. Sistakou (The Aesthetics of Darkness: a Study of Hellenistic Romanticism in Apollonius, Lycophron and Nicander, Louvain, 2021, p. 16).
Le poème de Nicandre est donc un texte intimement lié au corps malade, souffrant et dégradé, aux sensations physiques, thèmes que ce travail a tenté de mettre en lumière.
Image : Laocoon du Vatican, photographie : Jastrow 2003, Domaine public (Wikipedia)
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Sébastien Barbara (8 décembre 2023). Le symptôme chez Nicandre. Corps et vulnérabilités antiques. Consulté le 22 janvier 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12m82