Excès et mesure en médecine ancienne

Conférence de Vivien Longhi (UMR 8164 HALMA, Univ. Lille)

« Excès et mesure en médecine :  les médecins hippocratiques face à leurs critiques »

Vendredi 02 février 2024

Compte rendu de Gaëlle Seneca, étudiante Master1-HLA

Vivien Longhi, maître de conférences en langue et littérature grecques à l’Université de Lille, a proposé le 02 février dernier une conférence ayant pour thème l’excès et la mesure dans la médecine hippocratique, sujet qui relève plus largement du domaine du corps dans l’Antiquité. Cette conférence, donnée dans le cadre d’une demi-journée scientifique autour du programme de l’épreuve « Textes antiques (grecs et latins) » des ENS, a permis à plusieurs classes préparatoires invitées pour l’occasion de découvrir des thématiques et des textes liés à ce programme, notamment autour des concepts de mesure et d’excès. Pour cet exposé, Vivien Longhi s’est principalement appuyé sur des œuvres issues du Corpus Hippocratique, comme La Maladie Sacrée ou Du Régime, mais aussi sur un texte philosophique comme La République de Platon.

Après avoir expliqué les termes de la langue grecque qui font référence aux idées de mesure et d’excès – le metron (μέτρον), la krasis (κρᾶσις), le kairos (καιρός), la krisis (κρίσις) – Vivien Longhi a étudié en trois temps la notion d’excès, d’abord en considérant la maladie comme excès et perte de la mesure, puis en observant le soin médical comme art de retrouver la mesure et enfin en s’appuyant sur la critique de la mesure médicale que pourrait faire Platon dans le troisième livre de La République.

L’excès en quoi consiste la maladie peut d’abord être interprété comme relevant de la notion d’hybris telle que l’explique Hésiode dans Les Travaux et les Jours : en effet, l’hybris, chez les personnes atteintes, est désignée et est révélée par des pathologies et des calamités physiques par exemple l’infertilité chez les femmes, la disette, la famine. L’hybris est ancrée dès la période archaïque dans des symptômes physiques. Ainsi, la mesure et la démesure sont analysées dans un contexte physiologique, en lien avec la médecine.

La notion de démesure corporelle dans le cadre médical est analysée par Vivien Longhi avec l’exemple de l’épilepsie. Cette pathologie, symbole de la démesure du corps, s’accompagne de spasmes violents que le médecin hippocratique dans Maladie Sacrée considère comme un déséquilibre, un excès de phlegme dans le cerveau du patient : c’est la présence de ces réactions corporelles violentes qui intéressaient les médecins antiques. Le médecin hippocratique, dans les cinquième et septième chapitres de cette œuvre, propose une explication causale de la maladie : cette pathologie provient d’une rupture d’égalité et d’équilibre des fluides du corps : c’est donc un fruit de l’excès. Un flux trop grand circule du cerveau vers le reste du corps et déséquilibre les flux du corps, créant des dommages irréversibles. L’air ne circule plus dans les vaisseaux à cause de l’excès de phlegme et, en réponse, le corps est pris de spasmes ; le patient ne peut plus parler et se retrouve inconscient ; le corps tremble et les yeux se révulsent ; l’écume, qui vient à la bouche du patient et intrigue les médecins, proviendrait des poumons à la suite des efforts du corps pour retrouver une forme d’équilibre (Maladie Sacrée, Chapitre 7 : Description d’une attaque épileptique : un blocage de l’air qui circule dans le corps par le phlegme). Toujours selon le médecin hippocratique, l’air est emprisonné dans les jambes du malade et c’est à cause de ce blocage que le patient a des convulsions fortes. Cette maladie représente donc un enchaînement de démesures : un excès de phlegme provoque un manque d’air, qui provoque à son tour les convulsions du patient. Cet excès de phlegme déséquilibre les humeurs du corps humain et ce déséquilibre est ce qui empêche la mesure, ce qui constitue l’excès. Le soin, la médecine, se présente alors comme un rétablissement de la mesure, le metron (μέτρον), mais l’action du corps, – ses mouvements précipités sont un effort pour faire circuler l’air et le phlegme afin de pouvoir revenir à la mesure -, en fait aussi un « récipient » capable de s’auto-réguler. Le corps humain peut donc, dans certaines théories médicales, être capable de retrouver la mesure de façon autonome.

Le soin médical sera parfois nécessaire pour aider le corps. Il est donc considéré comme l’art de trouver la mesure. Il permet de rétablir la mesure dans le corps et la santé du patient. Le rôle du médecin est donc de suivre son patient, de l’aider et d’attendre, pour trouver la juste mesure, le moment propice (kairos) à son rétablissement.

Les médecins hippocratiques analysent et étudient la maladie et l’épilepsie du patient et caractérisent ses symptômes, ses mouvements. Néanmoins, ils recommandent de ne pas toucher au corps malade pour le laisser se réguler, atteindre par lui-même la krisis (κρίσις), le moment pendant lequel le corps retrouve son équilibre, quand la maladie se résout ; ils s’attachent aussi à une médecine préventive : prévoir des soins pour éviter de perdre l’équilibre, la mesure du corps. Par exemple, certains médecins prescrivent aux tempéraments épileptiques d’éviter les vents violents et changeants, de faire attention à ce que l’alimentation et le régime ne favorise pas la production de phlegme (qui est à l’origine du désordre). La nutrition aura un rôle prépondérant afin d’éviter l’excès de phlegme et de conserver un équilibre. Le traité de la Collection Hippocratique intitulé Du Régime (I, 2) fait apparaître une réserve de l’auteur sur la capacité du médecin à réguler la mesure dans le corps. En effet, le médecin hippocratique admet une limite, non pas du médecin en tant qu’homme, mais de la médecine, à administrer le parfait traitement au patient. Pour bien faire, le médecin devrait avoir accès à l’intimité de son patient, quotidiennement, tous les jours. Comme cela est impossible pour le médecin d’être aux côtés de son patient chaque jour et à chaque instant, il ne peut pas connaître parfaitement tous les effets et les excès de son corps, et est limité dans sa prise de décision et son diagnostic.

Cette pratique de la médecine qui consiste à trouver patiemment et au plus près du patient le bon équilibre de ses humeurs, a été vivement critiquée par Platon. En effet, le troisième livre du Régime (III, 68) établit un protocole de soin pour une santé optimale en hiver qui repose sur la compensation d’un excès par la mise en place d’un autre excès. Il faudrait par exemple combattre l’excès d’alimentation d’un patient par l’excès d’activité physique et sportive, ne manger qu’un repas léger par jour, mais pratiquer plusieurs sports différents comme la course ou la lutte. Ce type de conseil médical est critiquable du point de vue d’une philosophie de la juste mesure car cela pourrait entraîner un cercle d’alternance entre plusieurs excès, sans jamais permettre un retour à la mesure, encourageant ainsi le retour des maladies. Le bénéfice que devait apporter le médecin en proposant son protocole de soin encouragerait en réalité la continuité du déséquilibre dont souffre le patient, aggravant sa situation au lieu de la réguler.

En outre, selon Platon, la prescription du médecin est d’une extrême complexité car il ne peut pas se trouver dans l’intimité de son patient et ne peut connaître tout à fait sa maladie et de ce fait réguler de la meilleure manière son excès. À cause de cela la médecine risque de faire chuter le patient dans l’excès inverse de celui qu’il combat : le médecin épuise le patient, par l’excès de sport par exemple, au lieu de le soigner ; il rend plus difficile sa convalescence et fait basculer le corps malade d’un excès à un autre. Le corps du patient n’est donc jamais stable dans un état de mesure et n’est donc jamais guéri : la médecine n’a pas rempli l’objectif qui lui a été fixé.

Platon critique cette mesure médicale dans le troisième livre de La République (notamment : III 406 d-407 e). Ce livre est consacré à l’élimination des mauvais médecins : selon Platon, les médecins de son temps favorisent et encouragent l’apparition de maladies. Ils n’ont pas leur place dans une cité bonne et juste. C’est là qu’on trouve une forme d’ironie contre les prescriptions médicales signalées ci-dessus. Socrate dénonce le fait qu’un médecin élimine un excès par un autre. Socrate établit donc que la médecine ne doit avoir sa place que parmi les hommes sains, ce qui est un paradoxe provocateur. Puisque la médecine met en balance un excès avec un autre, il lui faut s’attacher uniquement aux hommes en bonne santé : la mesure règne déjà dans leur corps et ils n’ont pas d’excès à réguler. Aussi Platon établit-il une critique politique de la médecine car, avec les mesures employées, elle est tout entière décrite comme une démesure et un excès. Elle essaierait en effet de faire vivre trop longtemps les hommes, ce qui constitue une tâche vaine. La fluctuation incessante des fluides dans le corps représente un grave problème de santé, mais représente aussi un danger pour la cité. Les hommes, passant leur temps à rétablir un équilibre corporel impossible sont détournés par la médecine de leurs tâches respectives, bouleversent l’ordre et le système établis et détruisent donc les piliers de la République. Effectivement, la cité idéale construite par Platon est une cité dans laquelle chaque classe sociale fait ce qu’elle est censée faire, sans les écarts que provoquent la médecine ; dans cette cité juste, chaque artisan pense à son travail au lieu de se préoccuper de son corps. Pour qualifier cette sorte d’acharnement thérapeutique qui désordonne la cité, Platon invente le néologisme de « nosotrophie », l’art de « nourrir les maladies », et la démesure qui va avec…

En définitive, la mesure et l’excès s’étudient, dans le cadre de la médecine hippocratique, comme un équilibre des fluides au sein du corps ou comme une rupture d’égalité de ces mêmes fluides, entraînant des symptômes pathologiques qui sont le fruit de l’effort du corps en vue de réinstaurer la mesure. Cette approche de l’excès et de la mesure questionne de ce fait l’utilité de la médecine : les médecins hippocratiques eux-mêmes concèdent des limites à leur pratique, à cause du manque de proximité du patient et du médecin, à cause de l’impossibilité de tout comprendre à l’équilibre des fluides et de tout connaître de la vie du patient. Et Platon diffuse dans sa République une vision péjorative de la médecine en tant que danger pour la santé elle-même, – grand paradoxe -, et en tant que danger pour la mesure dans la cité : elle bouleverse l’ordre et la mesure qui règnent en occupant l’esprit des hommes dans une forme d’acharnement thérapeutique excessif. La médecine, selon lui, au lieu de rétablir l’ordre et la mesure, favorise donc l’excès tant du point de vue corporel que psychologiquement et même politiquement.

 

Image : P. Lastman, Hippocrate rendant visite à Démocrite (1622) : Palais des Beaux-Arts de Lille – domaine public – Creative Commons

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