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Blessures aristocratiques (II). De l’Antiquité à nos jours

Compte rendu du colloque “Blessures aristocratiques (II). De l’Antiquité à nos jours”, Université de Lille, 18 et 19 novembre 2021

par Caroline Olivier, étudiante du Master Mondes Anciens, Université de Lille (2021-2023), sous la direction de Stéphane Benoist et Caroline Husquin (UMR 8164 HALMA, Univ. Lille)

Depuis son apparition, l’aristocratie s’est définie comme une classe à part dans les sociétés, se trouvant un échelon au-dessus du reste de la population. La blessure subie par un aristocrate, qu’elle soit physique ou mentale, n’a donc pas la même valeur ni la même portée symbolique que celle d’une personne n’étant pas issue de ce groupe social. C’est le sujet du programme « Blessures aristocratiques », fruit de la collaboration entre les unités de recherche HALMA (UMR 8164, Université de Lille, CNRS, Min. de la Culture) et TEMOS (UMR 9016, Universités d’Angers, Bretagne Sud, Le Mans, CNRS), qui ont organisé deux colloques sur la question. Si le premier, qui s’est tenu à l’Université Bretagne Sud les 19 et 20 septembre 2019, n’a étudié cette notion de blessure que pour l’Antiquité romaine, le second, ayant eu lieu à l’Université de Lille les 18 et 19 novembre 2021, a grandement élargi les bornes temporelles de la recherche sur le sujet, et a ouvert le questionnement à d’autres disciplines.

Les interventions du colloque ont été réparties par thèmes en six sections, abordant différents aspects des blessures du corps, de l’âme et de l’amour-propre, du Ve siècle avant Jésus‑Christ au XXIe siècle. Les communications ont mêlé plusieurs disciplines comme l’histoire, l’anthropologie, la sociologie, l’histoire de l’art, ou encore la philosophie. Cette pluralité des domaines de recherche a permis de réaliser un bilan approfondi et complet des dommages infligés à l’aristocrate en fonction des époques et des sociétés.

La première session  « Du verbe au corps : des mots aux maux », a porté sur le thème de la blessure verbale, celle qui touche l’amour-propre, et comprenait deux communications. La première, « L’impossible retenue dans les mœurs. Dérapages et violences dans l’élite des monarchies hellénistiques », fut présentée par Hugo Chausserie-Laprée. Le chercheur a voulu montrer que si la violence, tantôt verbale, tantôt physique, était omniprésente dans une cour entre familiers formant ensemble l’aristocratie macédonienne, elle était pour autant soumise à des règles qui la modéraient. Ici, elle fut étudiée au travers des dérapages rapportés par plusieurs auteurs, qui avaient lieu au cours des banquets, et qui permettent de comprendre la manière d’être et d’agir de l’aristocratie, et la pression qu’exerçaient les règles sur l’élite macédonienne.

La seconde intervention portait sur la moquerie dans le monde romain, analysée par Catherine Baroin. Dans cette communication, intitulée « De quoi se moque-t-on ? Modalités de la plaisanterie et de l’agression verbale à Rome (fin de la République et début de l’Empire) », elle a traité des modalités de la moquerie dans le contexte judiciaire de l’époque, de la plaisanterie dans le discours et de la réaction des victimes de ces piques, particulièrement pour celles ciblant l’apparence physique et vestimentaire de l’adversaire. Catherine Baroin a mis en parallèle l’aspect physique attendu du bonus vir dans l’éthique cicéronienne et les sujets possibles de moquerie prescrits par les traités oratoires, sujets qui faisaient partie intégrante de l’art de la plaisanterie dans les discours.

Cette première session s’est concentrée sur les atteintes à l’aristocratie au travers de situations établies et encadrées par la société, tandis que la deuxième a plutôt porté sur des groupes ou des individus dans des situations non conventionnelles, dont les maux ont eu pour conséquence une modification de leur statut, qu’elle soit réelle ou seulement ressentie.

« S’attaquer à un corps : errances et déshérences des aristocraties », a commencé avec la communication de Hugues Berthelot, « Le discours d’une aristocratie en lambeaux : la quatrième Pythique de Pindare. » Contrairement à la cinquième Pythique, qui est pourtant dédiée elle aussi au roi Arcésilas IV, la quatrième, au travers de métaphores, porte la plainte d’un Cyrénéen exilé par son souverain des années plus tôt. Cette Pythique a une double lecture : il s’agit au premier abord d’un poème mythologique, mais le sous-texte est à la fois une captatio benevolentiae et une réflexion sur la place que le souverain aux tendances autoritaires accorde à l’aristocratie.

Les blessures aristocratiques peuvent aussi être montrées à l’écran, dans des fictions les mettant en valeur, comme l’a fait Victor Faingnaert, dans l’intervention qui avait pour titre « La construction et la représentation des blessures de l’aristocratie britannique du début du XXe siècle dans Downtown Abbey. » La série, construite sur le schéma upstairs downstairs, permet de définir ce qu’est l’aristocratie britannique à cette époque, que le réalisateur représente par une famille noble « générique ». La communication s’est concentrée sur plusieurs éléments présents dans la série relatifs aux blessures aristocratiques : la représentation des blessures physiques, au travers des membres de la famille envoyés sur le front pendant la première Guerre mondiale ; celle des blessures à l’amour-propre, au travers du personnage du patriarche, victime de décisions prises par des membres de sa famille, qu’il considère humiliantes ou qui contestent son autorité.

Les aristocrates n’eurent pas l’apanage de l’agression de leur groupe social : les empereurs ont aussi porté des blessures aux nobles. Pierre-Marie Lozac’h a analysé ce thème aux époques julio-claudienne et flavienne, dans sa communication « Les blessures de la peur infligées aux aristocrates par certains empereurs. » D’Auguste à Domitien, le chercheur a montré que la peur pouvait être un traumatisme chez les membres de l’aristocratie, et qu’elle pouvait être utilisée contre eux par l’empereur pour renforcer son pouvoir ou obtenir quelque chose d’eux. Il a mis en avant le statut de blessure psychique que pouvait avoir la peur, et a souligné les modalités de la peur provoquée par l’empereur.

Les conflits furent facteurs de blessures pour les aristocrates ; la Seconde Guerre mondiale ne fit pas exception. Les déplacements de populations, même s’ils ne furent pas considérés comme une violence à proprement parler, laissèrent des cicatrices durables sur les individus qui en furent victimes, et ce sujet a plusieurs fois été porté à l’écran durant le siècle passé. « La fin de la noblesse allemande à l’Est de l’Elbe : pertes, blessures et nostalgie à l’écran », présenté par Brigitte Rigaux Pirastru, portait sur ce thème, et plus spécifiquement celui de la fuite et de l’expulsion des aristocrates allemands de l’Est de l’Elbe face à l’avancée de l’Armée rouge en 1945, au travers de leur représentation dans le cinéma de langue allemande à partir de 1950. L’historienne a cherché à analyser celle-ci pour comprendre le déroulement et les conséquences de ce déracinement sur ces populations, et si ces conséquences furent dépeintes comme différentes de celles des roturiers.

La session suivante avait pour thème « La blessure comme élément de recomposition et de mutation du corps. » La première intervention sur le sujet, intitulée « Droit au combat et blessures souhaitées (1880-1913) », fut proposée par Florence Vix. Son but était de montrer comment la disparition progressive, au cours de la fin du XIXe siècle, de l’armée aristocratique à cause de la mise en place de l’armée universelle, fut considérée comme une blessure d’honneur portée aux familles aristocratiques désirant conserver le droit du sang et donc le prestige de la blessure au combat comme distinction nobiliaire.

Cette communication fut suivie de celle de Noémie Issan-Benchimol, intitulée « Les dommages corporels dans la Mishna : d’une aristocratie romaine à une aristocratie hébraïque. » La chercheuse a analysé la concurrence du droit local et du droit romain dans le passage de la Mishna consacré au paiement du dommage corporel. L’influence locale est associée à une analyse plus philosophique voire démocratique de la question, tandis que l’influence romaine penche vers une analyse plus juridique basée sur le principe de hiérarchie sociale de naissance.

La session fut close avec l’analyse d’une situation de refus d’une mutation du corps aristocratique par ses membres. « Blessures aristocratiques dans le roman aurevillien : du défi au déni » fut présenté par Élise Sorel, qui s’est concentrée sur l’attitude de déni des personnages aristocratiques des ouvrages de Jules Barbey d’Aurevilly, face à l’agonie de la noblesse au XIXe siècle. Si Barbey les raille en mettant en scène ce déni, l’étude de son orientation politique montre qu’il est pourtant d’accord avec ce refus du monde contemporain, qu’il défie. L’auteur va jusqu’à donner une attitude fière à ses personnages alors qu’ils assistent au naufrage de l’aristocratie à laquelle ils appartiennent.

« La blessure qualifiante ? » était le titre de la cinquième session, qui s’est penchée sur la valeur sociale des blessures physiques durant la République romaine et qui a débuté avec la communication de Virginie Hollard et Romain Meltz, « De Coriolan à Marius : histoire et sociologie de la blessure dans la construction d’une ambition politique. » Les deux chercheurs ont porté un regard sociologique sur la blessure du corps romain, au travers de deux candidats au consulat. Coriolan comme Marius présentent le stigmate physique issu de la guerre comme une preuve de prestige. Cette intervention a permis d’analyser comment le corps antique peut se façonner au combat pour égaler la maiestas des familles patriciennes.

Si la blessure est une marque de prestige dans les deux cas présentés précédemment, sa valeur ajoutée sociale n’était pas aussi incontestable que l’on peut l’imaginer, selon Christian Stein. Dans sa communication « Les blessures “héroïques” à l’époque républicaine », qui a conclu la session, il a discuté du statut héroïque à cette époque, et a souligné dans le même temps que ce stigmate participe à la construction de l’aristocrate, dont le groupe social est le seul à être affecté par les blessures héroïques dans la République romaine.

La dernière session, « Compromission du corps et discréditation de l’aristocrate », a porté sur le tort social que provoquait une blessure chez un aristocrate. Elle a commencé par l’intervention d’Oury Goldman, intitulée « “Publier playes et valeurs” : la blessure aristocratique en question dans la France du XVIe siècle ».

Elle fut suivie par celle de Jack Roskilly, « Servir l’État malgré les blessures : l’aristocratie byzantine au péril de l’infirmité (XIIe-XIIIe siècles) ». Le chercheur a montré les conséquences des blessures physiques pour les aristocrates byzantins, un élément profondément marqué socialement. Il a mis en avant comment, malgré la honte de la blessure et avec le soutien de leurs pairs, les aristocrates pouvaient conserver leur statut et poursuivre leur carrière, grâce à de multiples stratégies.

La communication suivante a montré que provoquer des blessures était à une époque un moyen légitime de lutte pour obtenir le pouvoir. Michaël Girardin, au travers de son intervention intitulée « Grand prêtre mutilé, grand prêtre illégitime ? De la scolastique à l’usage, échec d’une pratique politique en Judée », a analysé les ressorts de la mutilation politique en Judée hérodienne et hasmonéenne, en relevant les différentes blessures volontaires et tortures infligées à des compétiteurs pour le gouvernement de la Judée.

Le colloque fut clos par l’intervention de Gilles Martinez, dont le titre était « Se couvrir ! Prévenir la blessure dans le combat chevaleresque féodal. » En s’appuyant en partie sur des œuvres littéraires médiévales comme le Roman de Jaufré, le chercheur a discuté de la forme dans laquelle les blessures du chevalier féodal sont rapportées, et à quel point elles peuvent être le reflet d’éléments réalistes malgré l’usage de motifs narratifs propres à la littérature.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Caroline Husquin (10 février 2024). Blessures aristocratiques (II). De l’Antiquité à nos jours. Corps et vulnérabilités antiques. Consulté le 13 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12m85


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