Le silphium de Cyrénaïque et son utilisation dans les mondes grec et romain. État des lieux des connaissances, 238 pages
Mémoire de Master (2021-2023) sous la direction de Stéphane Benoist et Caroline Husquin (UMR 8164 HALMA, Univ. Lille)
par Caroline OLIVIER
L’écologie est un sujet qui revêt de plus en plus d’importance aux yeux de la société depuis le milieu du XXe siècle. L’histoire est l’un des domaines dans lesquels s’est traduit cet engouement, et aujourd’hui beaucoup de travaux mélangent histoire, botanique, archéologie et anthropologie. Les axes de recherche sont variés : peuplement végétal d’un territoire, habitudes de consommation humaines des végétaux, évolution de l’utilisation de plantes médicinales, symbolique des végétaux dans la littérature et l’iconographie, etc.
Pour la réalisation de mon mémoire, j’ai choisi de travailler sur tous ces aspects à la fois, appliqués au silphium de Cyrénaïque. Cette décision s’explique par deux raisons, la première étant l’absence d’état des lieux de l’ensemble des connaissances relatives au silphium, sinon depuis le début des travaux modernes sur la question, du moins en français depuis le XIXe siècle. L’entreprise la plus proche d’un travail aussi approfondi autour de la plante serait l’ouvrage Le silphium de Félix Déniau, publié en 1868. Il aborde le sujet sur 96 pages, en divisant les données connues sur le silphium en trois périodes : l’Antiquité, de l’Antiquité à 1780, puis de 1780 à l’écriture de l’ouvrage. La suite du livre traite des travaux chimiques faits sur l’asa foetida, que Déniau a identifiée comme étant le silphium. Malgré son caractère très complet, ce livre est aujourd’hui largement obsolète, et il omet des axes de recherche qu’il me semble important de traiter, principalement les données archéologiques relatives à la plante, son rapport avec la religion et la vision que les auteurs anciens en avaient.
La seconde raison qui m’a poussée à travailler sur cette question est le paradoxe entre sa spécificité et le caractère presque banal du silphium à l’époque concernée. Ayant réalisé précédemment un dossier introductif à ce sujet, j’étais consciente que la plante était utilisée communément en Grèce et en Italie pendant plusieurs siècles. Au début de la réalisation du mémoire, j’ai pensé que le caractère très spécialisé du sujet jouerait en ma faveur et que le nombre restreint de sources antiques et de travaux contemporains me permettrait d’en faire le tour. J’ai cependant réalisé que ce nombre était plus élevé que prévu, par conséquent cet état des lieux des connaissances sur le silphium n’est pas exhaustif.
En prenant en compte la pluralité des aspects de recherche sur le sujet et le manque de travaux reprenant toutes les connaissances relatives au silphium, la problématique de ce mémoire est la suivante : comment était utilisé et perçu le silphium dans les mondes grec et romain, depuis le VIIe siècle avant l’ère chrétienne jusqu’au IIe siècle de celle-ci environ ? L’aspect botanique de la question, par manque de connaissances du domaine et parce qu’il a déjà été largement traité par d’autres chercheurs, a été limité. Quant aux bornes chronologiques, le VIIe siècle avant l’ère chrétienne est le siècle d’écriture de la plus ancienne trace que l’on ait retrouvée du silphium, ainsi que le siècle d’apparition de celui-ci selon Théophraste, qui est le premier à affirmer que les Cyrénéens associaient la fondation de leur cité et l’émergence de la plante. Au IIe siècle, la quasi intégralité – sinon l’intégralité – des auteurs mentionnant le silphium n’en a jamais vu, ni utilisé, ni entendu être utilisé à son époque. J’ai donc préféré concentrer mes recherches sur les sources contemporaines de l’existence de la plante.
Tout d’abord, il est nécessaire de présenter le silphium de Cyrénaïque. Traditionnellement, on lui donne une origine mythologique : Aristée, fils de la nymphe Cyrène et d’Apollon, aurait découvert et offert la plante aux hommes ; ou bien le silphium serait apparu en Cyrénaïque sept ans avant la fondation de la cité de Cyrène par les Grecs originaires de l’île de Théra. Cette légende est rapportée uniquement par Théophraste, mais Pline s’accorde avec lui sur le détail suivant : la plante aurait poussé à la suite d’une pluie semblable à du goudron, qui serait tombée sur plusieurs centaines de kilomètres selon l’auteur romain.
Les auteurs antiques localisent la zone de pousse du silphium sur une bande de terre étroite faisant entre 300 et 720 kilomètres de long, située entre la grande Syrte et le golfe de Bomba. Cette zone, au climat aride, est située au-delà de la partie fertile de la région.
La plante était récoltée par les nomades du sud du royaume de Cyrène, et servait de tribut qu’ils devaient payer au roi, du moins jusqu’au Ve siècle avant l’ère chrétienne. Ils continuèrent ensuite à fournir les Grecs en silphium, mais dans le cadre d’un échange commercial. Toutes les parties de la plante étaient récoltées, mais la tige et la racine étaient les plus importantes : en plus de leur valeur en tant que telles, elles produisaient le suc de silphium, qu’on mélangeait à de la farine pour le stabiliser avant de l’exporter.
Le silphium de Cyrénaïque était sans doute expédié tout autour de la Méditerranée. Les sources littéraires évoquent son commerce à Carthage, mais surtout en Grèce et en Italie. Il est possible que les Grecs aient importé du silphium depuis le VIIe siècle, et la plus ancienne trace écrite d’utilisation de la plante en Italie remonte au IVe siècle.
La plupart des sources évoquant le silphium mentionnent ses usages, qui sont multiples. La plante était principalement connue pour sa qualité gustative et ses bienfaits tant pharmaceutiques que diététiques. En cuisine, le suc de la plante, sa racine et sa tige étaient utilisés comme condiments, comme ingrédients d’une sauce ou à râper sur un plat, souvent dans des plats de poisson et de viande. La tige et la racine pouvaient être consommées marinées, bouillies ou encore grillées. Les principales sources sur l’utilisation de la plante en cuisine sont L’Art culinaire d’Apicius et les Deipnosophistes d’Athénée, qui l’incluent dans de nombreuses recettes.
En pharmaceutique, le silphium entrait dans la préparation d’un grand nombre de mélanges. Comme en gastronomie, c’était principalement le suc, la racine et la tige qui étaient utilisés. La plante, considérée comme une panacée, guérissait plusieurs dizaines de maux, allant de la rage de dents à l’épilepsie en passant par la morsure de chien enragé et l’absence de règles. En diététique, elle était réputée à la fois pour ses bienfaits et pour les désordres intestinaux qu’elle engendrait. On ignore donc si sa présence dans le régime alimentaire était plutôt bénéfique ou néfaste. De nombreux auteurs ont évoqué ces deux domaines, et particulièrement les usages curatifs du silphium, mais les principaux furent Dioscoride, Hippocrate, Pline et Celse.
Les savants mentionnèrent plus rarement quelques autres utilisations de la plante. Elle servait en agriculture, comme ingrédient de concoctions destinées à corriger l’acidité des fruits et comme exhausteur du goût de la viande du bétail qui la consommait. On l’utilisait également dans la préservation des aliments. Certains chercheurs ont aussi avancé les hypothèses d’une utilisation en parfumerie ou comme aphrodisiaque. Enfin, on retrouve le silphium associé à différentes divinités honorées en Cyrénaïque. La plus récurrente est une figure féminine présente sur de nombreuses pièces de monnaies à côté d’un plant de silphium, et représentée en statuette tenant le végétal dans une main. Son identité fait débat : diverses hypothèses ont été avancées comme Héra, la nymphe Cyrène ou encore Déméter, mais il est possible qu’il s’agisse d’une déesse reconnue à la fois par les Grecs comme une divinité féminine de leur panthéon, et par les Libyens comme une déesse locale. Selon ce raisonnement, il pourrait s’agir de Panakeia, connue pour ses pouvoirs de guérison, ou Artémis, qui aurait ici un statut de protectrice de la nature sauvage. Le silphium a aussi été associé aux Dioscures, dont le culte est présent à Cyrène dès le VIIe siècle.
Les usages de la plante est le sujet le plus abordé dans les textes antiques où le silphium est évoqué, mais nous pouvons déduire d’autres éléments de toutes ses mentions. Celles-ci sont les témoignages d’époques, de régions et de sociétés différentes, ce qui a influencé la vision que les anciens avaient de la plante, qui l’ont donc décrite par les éléments qu’on retenait d’elle à ce moment-là. En premier lieu, elle fut considérée par certains comme exotique, ce qui s’explique par son éloignement géographique de la Grèce et de l’Italie. Il est probable que très peu d’auteurs aient pu voyager en Cyrénaïque pour écrire à son sujet. Certains ont tenté d’implanter le silphium en Ionie et dans le Péloponnèse, sans succès. Il est par conséquent resté l’emblème par excellence de la région, un statut confirmé par de nombreux textes, mais surtout par le monnayage. En effet, les monnaies frappées à Cyrène ont fait figurer la plante, entière ou non, du VIe au IIIe siècle avant l’ère chrétienne. La manière dont elle était représentée et la fréquence variable de ce motif au fil des époques nous permettent de mieux comprendre sa perception et l’évolution de sa symbolique.
Les savants qui se sont intéressés à la faune et à la flore du monde n’ont pas manqué de relever les particularités du silphium. Certains ont rapporté qu’il était lié à des animaux, comme des belettes qui naissaient dans la plante ; d’autres se sont étonnés de sa génération spontanée en Cyrénaïque ou ont relevé ses singularités botaniques, comme la taille de ses racines ou son rejet des terres cultivées.
Au fil du temps, la vision qu’avait le reste de la société du silphium a aussi changé. Son statut est passé de luxueux dès le Ve siècle, à rare au début de l’empire romain. Aristophane évoque dans l’une de ses pièces l’expression « silphium de Battos », du nom du fondateur de Cyrène, pour signifier « tout l’or du monde ». Polyen, lui, mentionne qu’une variété de moindre qualité fut servie à Alexandre dans le palais des rois de Perse, ce qui implique que le silphium de Cyrénaïque devait avoir une immense valeur. La raréfaction de la plante n’apparaît dans les textes qu’à partir de la fin du Ier siècle avant ou au tout début de l’ère chrétienne. Pline considère à son époque que le silphium est le produit le plus luxueux que la terre produise. Il rapporte aussi qu’au début de la guerre civile, César aurait trouvé dans le trésor public mille cinq cents livres de suc de silphium, stockés aux côtés de l’or et de l’argent. Enfin, sous Néron, un seul plant de silphium a été trouvé, et il fut envoyé à l’empereur comme cadeau de valeur.
À la fin du Ier siècle avant l’ère chrétienne, le silphium est donc déjà un produit rare selon les sources. La population de la plante s’effondre à cette époque et au siècle suivant, un phénomène que les trois seuls auteurs ayant attesté sa disparition ont justifié différemment. Strabon l’impute aux barbares qui faisaient des incursions dans la région et détruisaient les racines des plantes par haine à l’égard des Grecs. Pline justifie l’extinction par le fait que les fermiers locaux faisaient paître leurs troupeaux dans les zones de pousse du silphium. Solin, pourtant tributaire de Pline, reprend l’explication de Strabon et ajoute que les habitants de la région, afin d’échapper à l’écrasante fiscalité romaine, arrachaient eux-mêmes les plants de silphium. Les historiens contemporains estiment également que la méthode de récolte du suc devait grandement épuiser la plante, ce qui l’empêchait de se reproduire.
Après cette époque, outre les compilations, seuls deux textes mentionnent le silphium : l’Édit de Dioclétien au début du IVe siècle et une lettre de Synésios de Cyrène au début du Ve siècle. Ils ne prouvent cependant pas que la plante était encore commercialisée après le Ier siècle.
Les connaissances sur le silphium de nos jours restent parcellaires. Nous savons où il poussait, mais l’on en a encore trouvé aucune trace dans la région. Nous sommes largement renseignés sur ses utilisations en cuisine, cependant nous ignorons si la plus grande partie de la population en consommait, ou bien s’il a toujours été réservé à la table des élites. Malgré ces questionnements, il est évident qu’il avait une grande importance dans le commerce de Cyrénaïque, ainsi qu’une place de choix dans les milieux gastronomique et médical. Les textes sur la plante nous donnent des informations essentielles pour mieux comprendre sa place dans la société et la vision que celle‑ci en avait, à défaut de pouvoir en analyser les traces matérielles.
C’est pour tenter de répondre à cette question que j’ai orienté mon mémoire dans cette direction, en étant consciente du fait que beaucoup d’aspects du sujet mériteraient d’être analysés plus en profondeur, et que cet état de la question sera sans doute obsolète dès que de nouvelles données sur la plante seront mises au jour.
Image : hémistatère d’or de Cyrène sous Ophellas : BnF – domaine public – Creative Commons
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Caroline Husquin (15 décembre 2023). Le silphium de Cyrénaïque. Corps et vulnérabilités antiques. Consulté le 22 janvier 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12m83